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Ballade de celle qui fut aimable entre toutes les femmes

Henry Céard

Je plains mes vieux compagnons de misère !
Je sais l'amour et son ennui profond,
Lorsque cédant au coït nécessaire
Pleins de désir et de dégoût ils vont
Chez la putain qui les branle au savon.
Comme eux, client dans mainte maisonnée,
Où pour doubler le gain de la journée
Dans le travail vite on se dépêchait,
Je n'ai jamais trouvé chez la traînée
Un peu d'égards - pour moi - pauvre michet.

Comme eux, traité de corsaire à corsaire,
Je ne pouvais, comme le chien griffon,
Lécher le cul qu'on montre au dispensaire,
Et combien peu me sucèrent à fond !
Là sur le dos et les yeux au plafond,
Leur main rendait la tâche terminée,
Et ma culotte aussitôt boutonnée,
Je n'avais pas quand ma pine séchait,
Pour mes cent sous mis sur la cheminée
Un peu d'égards - pour moi - pauvre michet.

Seule au milieu de ce monde faussaire,
De ces putains et des trucs qu'elles font,
Toi, ma céleste, après un coup sincère,
Offrais un grog, cognac sucre et siphon,
Et l'on causait auprès du carafon.
Tu n'eus jamais la mine renfrognée
Quand on dormait la grasse matinée
Les lendemains des soirs où l'on couchait,
Et tu donnais, après t'être donnée,
Un peu d'égards - pour moi - pauvre michet.

A toi qui fus bienveillante et fanée
Humblement ma ballade est destinée
Et l'on saura ton nom qui se cachait,
Toi qui montras dans ta grâce obstinée
Un peu d'égards - pour moi - pauvre michet.

 

vers 1875 - Manuscrit inédit - Collection Jean-Louis Debauve
cité par J-P Goujon in Anthologie de la poésie érotique française (Ed. Fayard, 2004) - p. 592