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- Pour Cassandre (1)

Quand au temple nous serons
Agenouillés, nous ferons
Les dévots, selon la guise
De ceux qui, pour louer Dieu,
Humbles, se courbent au lieu
Le plus secret de l'Eglise.

Mais quand au lit nous serons
Entrelacés, nous ferons
Les lassifs, selon les guises
Des amants qui, librement,
Pratiquent, folâtrement,
Dans les draps cent mignardises.

Pourquoi donc, quand je veux
Ou mordre tes beaux cheveux,
Ou baiser ta bouche aimée,
Ou tatonner ton beau sein,
Contrefais-tu la nonnain
Dedans un cloître enfermée ?

Pourquoi gardes-tu tes yeux
Et ton sein délicieux,
Ton joue, et ta bouche belle?
En veux-tu baiser Pluton,
Là-bas, après que Caron
T'aura mise en sa nacelle ? (2)

Après ton dernier trépas,
Grèle, tu n'auras là-bas
Qu'une bouchette blémie,
Et quand, mort, je te verrais,
Aux ombres je n'avouerais
Que jadis tu fus m'amie.

Ta tête n'aura plus de peau,
Ni ton visage si beau
N'aura veines ni artères,
Tu n'auras plus que les dents,
Telles qu'on les voit dedans
Les têtes des cimetières.

Donc, tandis que tu vis,
Change, maîtresse, d'avis,
Et ne m'épargne ta bouche :
Incontinent tu mourras,
Lors, tu te repentiras
De m'avoir été farouche.

Ah ! je meurs ! ah ! baise-moi !
Ah ! maîstresse, approche-toi !
Tu fuis comme un fan qui tremble ;
Au moins, souffre que ma main
S'ébatte un peu dans ton sein,
Ou plus bas, si bon te semble !

(1) Cassandre Salviati, fille d'un banquier italien. Ronsard a 20 ans et elle en a 13... lorsqu'il la rencontre.
(2) La nacelle ou barque de Caron est celle où, selon la mythologie, les âmes traversaient le Styx pour entrer dans les Enfers

 

in Les Folastries - 1553
cité in Pierre De Ronsard - La bouquinade et autres Gaillardises (Fleuret & Perceau - Ed. Bibliothèque des curieux, 1921) -  p. 71-72