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J'aime Sabbahalla, fille de Lucifer,
La même qui jadis près d'un lac de Syrie,
Riait aux chameliers qui venaient du désert
Et leur montrait sa peau par la flamme fleurie.

Elle avait eu pour mère une chèvre aux poils blancs.
Elle rendait dément par un reflet de bague.
Et tuait les enfants en les écartelant.
Ses reins étaient creusés et ses yeux longs et vagues.

D'impudiques démons aux visages bronzés
L'aidaient à torturer le soir des jeunes filles.
Quand un adolescent buvait à son baiser,
Elle lui traversait le cerveau d'une aiguille.

Elle vint une fois dans mon appartement
Avec ses bijoux verts, en robe de soirée.
Elle avait sur l'épaule une goutte de sang
Et le sable du lac dans sa jupe dorée.

Elle ôta ses gants blancs d'un geste familier
Et tout en fredonnant une valse tzigane,
Elle défit sa robe et jeta ses souliers
Et je vis dans ses yeux l'ombre des caravanes.

Depuis elle sommeille et fume et me sourit,
Étendue à demi sur le tapis orange.
Elle prend le plaisir de l'amour par l'esprit,
Non par les sens, et sait des caresses étranges.

Chez moi, certaines nuits entrent ses compagnons.
Ils passent par les murs comme par des nuages.
Elle les fait asseoir, elle me dit leur nom :
« Voici Samaël blanc avec ses deux visages.

Celui-ci c'est Enoch, l'ange à l'esprit borné,
Le stupide, au front dur, â la mâchoire d'âne,
Voici Mammon déformateur des nouveau-nés,
Voici l'incestueux père des courtisanes...

Voici l'ange sans sexe au visage fardé.
Avec des jambes d'homme et des hanches de femme,
Et voici le démon animal, possédé
Par la bête qui hurle, aboie, glapit et brame.

Ce cornu, c'est Emin, l'orgueilleux, le paré,
Au ventre énorme, lourd de saphirs et d'opales,
Et ce fourchu, c'est Astaroth, le désiré
Pour ses membres velus et sa puissance mâle.

Voici le paresseux, amant des lits profonds,
Celui qui se souvient des sabbats priapiques,
Des crapauds baptisés en ces rites bouffons
Et du grand bouc royal dans les nuits impudiques.

Voici le tentateur au bouquet, l'ingénu,
Bélial dont la bouche est faite de babines
Et celui qui ressemble à quelque arbre chenu
Et dont les pieds au sol tiennent par des racines.

De sa gorge, ce ténébreux crache la nuit
Et ce blême verse la peur et le silence.
le triste qui se tait et qui pense est celui
Qui mangea les fruits noirs de l'arbre de science... »

C'était un grouillement de faces, de contours,
Qui semblaient tout d'abord effrayants. L'épouvante
Me faisait des os grelottants, un crâne lourd,
Mais je vis derrière eux deux formes étonnantes.

Une clarté venant de ces formes, montrait
Des fiertés sans espoir, des grandeurs imprévues.
Des visages affreux masquaient de beaux secrets,
Reflétaient des douleurs humaines jamais vues.

Le démon qui parlait par des cris d'animaux
Avait dans ses appels la misère des bêtes.
Les souffrances naissant de la haine et des maux
Sortaient des corps velus et des grosseurs des têtes.

La splendeur du désir harmonisait les dos
Des accouplés, de ceux que brûlaient les luxures.
La pitié, la beauté baignaient les infernaux,
Les révoltés, toutes les pauvres créatures.

- Brune Sabbahalla, fille de Lucifer,
Je t'aime pour les nuits sur le tapis orange,
Pour ton baiser sans flamme et pourtant si pervers
Et l'immortel désir de tes frères, les Anges

Je sais qu'auprès de toi ma raison tremble et dort,
Mais tu m'as pris la main et tu m'as fait descendre
Au pays souterrain où sont les fleuves morts
Et les plus beaux palais qui sont bâtis de cendres...

Je sais qu'auprès de toi je risque d'être impur,
Mais dans tes bras couché, j'ai compris le mystère.
Je sais combien on est aveuglé par l'azur
Et qu'il faut par en bas regarder cette terre.

Alors, on lit enfin les antiques secrets
Sur le revers obscur de la médaille humaine.
Pour la première fois les yeux voient le ciel vrai
Où tourne un seul soleil, fait d'amour et de haine.
© Maurice Magre
in La montée aux enfers (Ed. E. Fasquelle, 1918)